Haute-Savoie - N°105 - Juin/Juillet 2012

«Les alpages sont un patrimoine commun»

 

Le 20 avril, la Société d’économie alpestre 74 (SEA) organisait son congrès à La Clusaz avec comme fil rouge les 40 ans de la loi pastorale. L’occasion de rencontrer le nouveau directeur, Antoine Rouillon, pour comprendre l’apport des territoires agropastoraux dans la vie des massifs alpins. Le département compte 70 000 ha d’alpages et les plus inaccessibles continuent de disparaître.

Comment et pourquoi est née cette loi pastorale ?

Il faut d’abord se rappeler que cette activité pastorale, séculaire, a failli disparaître après la guerre, dans les années 50, au moment où l’intensification agricole a été possible en plaine et pas en montagne. Elle avait d’ailleurs disparu dans le pays du Mont-Blanc, alors qu’aujourd’hui des exploitants s’installent, comme à Vallorcine et à Argentière. Ce n’est donc pas inéluctable. Heureusement est née en 1972 cette fameuse loi pastorale dans laquelle la Haute-Savoie a été l’initiatrice de plusieurs idées fortes à travers trois outils fondamentaux. A commencer par le regroupement des propriétaires dans des associations foncières pastorales. Chacun reste propriétaire de son bien mais dans un projet collectif. Le deuxième outil formidable est le groupement pastoral dans lequel les exploitants se réunissent et sont légitimes pour conduire un projet pastoral. Cela peut permettre d’exploiter un chalet, d’embaucher un berger, et aussi d’obtenir des subventions. Ce dernier point est important puisque l’aide publique reconnaît les organisations collectives et ces subventions permettent de restaurer un chalet, refaire une piste d’accès, réhabiliter le captage d’eau, améliorer les clôtures, gérer les problèmes de sentier et de fréquentation. Le troisième outil est la convention pluriannuelle de pâturage qui va séparer l’activité hivernale de celle d’été. C’est une forme de contrat souple entre le propriétaire et l’exploitant.

Quel est le constat après 40 ans ?

Aujourd’hui nous avons une grande partie de nos espaces qui bénéficient de l’un et de l’autre de ces outils. Nous avons un bilan de ces 40 années très positif tout en ne baissant pas les bras parce que nous avons devant nous une grosse réforme de la politique agricole commune. Il y a une aspiration de l’ensemble des pastoralistes d’une reconnaissance par l’Europe de ce patrimoine d’exception constitué par nos montagnes, les troupeaux, les contraintes de cette agriculture qui sont fortes et de la qualité des produits. Tout cela est fragile.

Et si la loi pastorale n’avait pas existé ?

Nous aurions un morcellement foncier effrayant. Nous n’aurions pas de possibilité de regroupement des exploitants, et pas forcément de reconnaissance par la puissance publique de l’initiative privée. Alors que là on fait confiance aux exploitants agricoles et on leur dit «puisque vous êtes réunis vous bénéficiez de subventions pour améliorer ce qui est un patrimoine commun». Parce que bien sûr cet alpage est un lieu de production mais c’est surtout un patrimoine commun. C’est bien pour cela que les collectivités participent financièrement par l’intermédiaire de contrats. Et c’est grâce à cela que le promeneur, en alpage, a l’impression d’être dans un espace public alors qu’un sentier peut traverser 10 ou 20 propriétés privées. Ce promeneur est donc bien dans un espace naturel, sensible et ouvert à la randonnée. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut y faire n’importe quoi et c’est l’enjeu de notre travail de sensibilisation à la SEA pour expliquer que ces espaces, qui sont des espaces de travail et appartenant à quelqu’un, sont à respecter.

Pour en revenir à la nouvelle PAC, existe-t-il des menaces pour l’agriculture de montagne ?

Oui, c’est la non-reconnaissance de ces organisations collectives dans leur mission de gestion de l’espace. Nous avons aussi un système d’aides financières à la surface et il faut que l’Europe reconnaisse les regroupements pour favoriser les projets collectifs. Il faut aussi une reconnaissance des produits et donc des souplesses dans l’application des mises aux normes sur le travail en alpage. Il y a eu un travail considérable de la profession pour améliorer les ateliers de production fromagère. Il faut le reconnaître parce que cette activité économique est particulièrement fragile.

Votre congrès a mis en avant des enjeux majeurs...

Il y en a eu trois soulevés dont la question foncière. Depuis 2002 est en place le Conservatoire des terres agropastorales entre la SEA, la Safer et la chambre d’agriculture pour veiller aux transactions qu’il peut y avoir sur les chalets de montagne. L’idée commune est «comment faire pour éviter que ce patrimoine séculaire ne se banalise et change de destination ?». En dix ans, nous avons identifié 806 ha et sauvé 16 chalets d’alpage. Le Conseil général aide à cette action.

Le second enjeu est l’eau. Nous avons travaillé avec des scientifiques et ceux-ci ont dit, en 2010, que la quantité d’eau qui tombait sur nos montagnes, depuis trente ans, est quasiment constante sur l’année. En revanche la répartition de ces précipitations n’est plus la même : il y en a 30% de plus en hiver et au printemps, et une diminution de 40% en été avec une sécheresse qui arrive avec plusieurs semaines d’avance. Il y a donc nécessité de faire du stockage d’eau avant la période estivale. C’est ici qu’il y a un lien avec les autres usagers de la montagne puisque les domaines skiables ont déjà eu cette réflexion pour leur fabrication de neige de culture. C’est ainsi que nous voyons qu’il y a peut-être des synergies à trouver même si les préoccupations ne sont pas les mêmes. L’alpage est aussi le garant de la qualité de l’eau que l’on va trouver à l’aval. Aujourd’hui nous avons 980 captages d’eau identifiés en Haute-Savoie, 70% sont en zone de montagne dont une bonne partie en alpage. Il y a donc des enjeux considérables pour établir des bonnes pratiques en alpages afin de retrouver de l’eau en quantité et en qualité à l’aval, aux points de captage.

Travaillez-vous en partenariat avec les sociétés de remontées mécaniques ?

Ces sociétés sont amenées à faire du modelage de terrain pour des pistes, ceci n’est jamais innocent et risque, sans précautions, d’avoir de fortes répercussions. Notamment sur la couche arable de surface puisqu’en altitude il faut un siècle pour accumuler un millimètre de matière organique. Ce sont des sols fragiles et il est nécessaire de les préserver. Ces travaux de pistes, ce sera encore plus de vigilance dans les années à venir. Nous travaillons aussi à un ensemencement par des plantes indigènes pour avoir des végétaux résistants et offrant une diversité.

Le partage des alpages est-il possible ?

L’alpage est sûrement l’un des espaces le mieux conservé. Mais nous sommes dans un département à aménagement fort, cela nécessite une grande attention de ce qui relève d’un patrimoine dont nous héritons. Le partage de cet espace nécessite une concertation, rien n’est acquis, parce que les cultures sont différentes. L’idée est de passer d’une cohabitation à une logique de coopération. D’ailleurs la mesure des enjeux est croissante depuis plusieurs années. Il y a la tension liée au changement climatique pour le tourisme hivernal ainsi que sur la sécheresse estivale. Cette dernière fait que les agriculteurs de plaine ont de plus en plus besoin de l’herbe d’en haut. Et puis il y a la pression urbaine en plaine et donc la surface pastorale d’en haut devient une richesse encore plus qu’avant même si elle est difficile d’accès. La SEA a aussi un rôle d’éducation afin de faire comprendre aux différents publics que la montagne n’est pas seulement un terrain de jeux, que des gens y travaillent et qu’elle reste fragile.

Photo SEA74

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