Chamonix, autrefois, autrement
Les Cahiers de l’Oncle Ambroise, de Daniel Chaubet *
Comment vivaient les Chamoniards «de base» entre 1850 et 1930 ? Quel était leur quotidien ? Et leurs préoccupations majeures ? Si pléthore d’auteurs se sont intéressés à la «capitale de l’alpinisme» – racontée essentiellement à travers des récits d’ascension –, peu d’ouvrages historiques se sont attardés sur le regard de simples habitants du cru, témoins de tant de drames mais aussi de la transfiguration de leur bourg en haut lieu du tourisme mondial. C’est à un de ces enfants du pays, Ambroise Couttet – fidèle observateur du Chamonix du xixe au début du xxe siècle – que Daniel Chaubet a voulu donner la parole. Explorant un manuscrit s’étalant sur plusieurs décennies, l’écrivain et historien, féru de sommets qu’il a arpentés de long en large [NDLR : à 87 ans, toujours bon pied, bon œil, il continue à randonner «tranquillement»], nous en livre le précieux contenu, à travers une interview fictive des plus instructives.
Vous êtes un auteur pour le moins prolifique (cf. encadré). La publication des cahiers d’Ambroise Couttet a-t-elle d’emblée été une évidence ?
C’est un témoignage rare. Je connais cette vallée depuis longtemps et je suis très ami avec le petit-neveu d’Ambroise Couttet. Jean-Luc (Burnet) a été mon guide pendant de longues années. Au fil du temps, il est devenu un ami. Et un jour il m’a parlé de ce manuscrit. Beaucoup de gens de l’extérieur ont écrit sur Chamonix, au xixe, au xxe. Mais dans cette littérature abondante, il manquait l’opinion de quelqu’un du cru. Les gens de la vallée ne pensaient pas forcément comme les «Monchus» de l’extérieur. Mais il ne faut pas pour autant juger leur analyse avec nos propres critères. Il est essentiel de faire ressortir la mentalité de l’époque. C’est le travail de tout historien digne de ce nom.
Ce manuscrit a-t-il été compliqué à «décrypter» ?
Hormis quelques mots, ce fut beaucoup plus facile que de déchiffrer des textes du xive siècle... Le français est tout à fait correct, récent, avec quelques termes patoisants. Autrefois les «gens des villes» avaient tendance à considérer que les habitants des campagnes étaient un peu des «bouseux». Or, avec ce livre, je remarque – comme cela avait déjà été le cas avec Cachat le Géant – que le niveau d’instruction des vallées de montagne – en particulier celle de Chamonix – était assez élevé. Si l’on prend l’exemple de notre ami Couttet, on voit qu’il s’intéressait à l’actualité, qu’il lui arrivait d’aller rechercher des textes anciens (de l’époque de François Ier). Ces gens avaient beau habiter la montagne, avec des moyens de communications réduits avec les villes, ils n’en étaient pas moins assez instruits.
Une instruction due également au contact avec les touristes.
Il est évident que depuis le xixe siècle, l’émergence du tourisme à grande échelle, et donc cet apport de gens de l’extérieur, a contribué à élever le niveau culturel de la population et notamment de deux catégories : les guides et les hôteliers. Et aussi par extension les commerçants. Mais au départ, il y avait quand même des gens qui, par leur instruction, étaient capables de comprendre et de recevoir ce complément culturel.
En ce sens Ambroise Couttet est-il représentatif du «peuple» chamoniard de l’époque ou reste-t-il un exemple isolé ?
Il appartenait au milieu des guides sans en être un car il avait eu cet accident qui l’a empêché de devenir professionnel de la montagne. S’il avait été guide, on aurait pu penser qu’il était le porte-parole d’une seule catégorie de la population. Mais comme ce n’était pas le cas, peut-être est-il donc plus représentatif d’une moyenne.
A la lecture de ces cahiers, force est de constater que les préoccupations d’hier – météo, enneigement, etc. – ne sont pas si éloignées de celles d’aujourd’hui...
Et c’est assez normal. Le contexte géographique commande la vie de tout un chacun, qu’il s’agisse du quotidien – avec les récoltes par exemple – ou du tourisme. La météo, il y a 100 ans ou maintenant, demeure un fait essentiel pour les professionnels qui en dépendent : guides, hôteliers, agriculteurs, etc.
Témoin de la transformation de la vallée et de son essor, Ambroise Couttet était également un observateur attentif de tous les drames en montagne mais aussi des suicides, très nombreux par pendaison.
Oui et cela a d’ailleurs beaucoup surpris Jean-Olivier Viout, le président de l’Académie de Savoie, qui a signé la préface de cet ouvrage. Ces nombreux suicides sont aussi révélateurs de la précarité dans laquelle vivaient ces populations. A l’époque, les habitants étaient soumis aux avalanches, aux aléas climatiques, aux inondations, etc. Les problèmes d’alcoolisme, très fréquents, étaient également un corollaire des difficultés de la vie et de cette précarité. Et un homme de base comme Couttet ressentait cela profondément, puisqu’il en parle à de nombreuses reprises.
Mais il ne se contente pas d’énumérer les faits. Son manuscrit regorge de véritables récits, que vous reproduisez en partie.
Et c’est sans doute ce qui constitue la vraie différence entre les écrits de Cachat le Géant et ceux de l’Oncle Ambroise. Même si les deux ouvrages s’inscrivent dans une certaine continuité, avec un siècle d’écart, on constate que Cachat, lui, se limitait souvent à énumérer les faits, en deux ou trois lignes. Le contenu des cahiers de Couttet, qui est d’un niveau culturel plus élevé, est davantage étoffé. En de nombreux endroits, il raconte de véritables petites histoires, comme un accident au mont Blanc ou encore, la catastrophe de Saint-Gervais en 1892, dont le récit doit être un des plus détaillés qui existe.
Pourquoi avoir décidé de livrer le contenu de ces cahiers sous forme d’interview fictive entre vous-même et le neveu d’Ambroise Couttet, Jacques-René Burnet dit «Jacques à Batioret» (père de votre guide et un des héros du «Premier de Cordée» de Frison-Roche) ?
Comme pour Cachat, je n’avais pas envie de livrer ces écrits bruts. Cela aurait été beaucoup trop lassant. Dans un premier temps, j’ai donc procédé à des regroupements thématiques puis j’ai opté pour une forme d’entretien fictif. Ce qui, je l’espère, a rendu ce récit plus vivant et devrait donc plaire davantage aux lecteurs.
L’auteur
Né en 1926 à Paris, Daniel Chaubet est ingénieur de profession (diplômé de l’Institut national Polytechnique de Grenoble, promo 1950). Sur le tard, il a fait des études d’histoire à Paris I Sorbonne, couronnées par un doctorat à l’Ecole pratique des Hautes Etudes consacré à l’historiographie savoyarde du xive au xvie siècle (en 1989).
Marié, père de quatre enfants, il est membre titulaire de l’Académie de Savoie, de l’Académie florimontane, des Amis du Vieux Chamonix et officier dans l’Ordre des Palmes académiques.
Il est l’auteur de plus de 50 conférences (historiques, scientifiques ou sociologiques) et de près de 80 publications (livres, articles, communications, actes de congrès, etc.), généralement consacrées à la Savoie médiévale (objet de ses études) ou à la montagne, qu’il a longuement parcourue comme alpiniste, skieur et randonneur.
Les Cahiers de l’Oncle Ambroise
Les Mémoires d’Ambroise Couttet ou la vie quotidienne à Chamonix au xixe et au début du xxe siècle, par Daniel Chaubet. Editions NEVA. 21,50 €